NOTE D’INTRODUCTION
En revoyant tous mes films,
J'observe nettement deux sortes ou directions de travail.
Il y a celles qui m'ont été strictement inspirées lors du tournage,
en grande partie réalisées sans scénario,
comme une aventure dans laquelle la distribution et l'équipe se sont lancées avec moi.
(Et il ne s'agit pas uniquement de documentaires mais également de fictions).
Et de l'autre, il y a celles préparées minutieusement du début à la fin, dans les moindres détails, respectant la trame d’un synopsis ou adapté d'un roman.
Entre ces deux opposés, il y a beaucoup de nuances et variations,
Et j’ai le sentiment d’avoir expérimenté toutes les formes intermédiaires.
Une chose est certaine :
Je n'ai jamais réalisé un film comme “Les Beaux Jours d'Aranjuez”.
Non pas parce qu'il est adapté d'une pièce de théâtre,
non pas parce qu'il est en français,
non pas parce qu'il a été tourné en « Natural Depth » 3D,
non pas parce qu'il se déroule dans un lieu unique,
non pas parce qu'il a été produit en 10 jours seulement,
non,
principalement car c'est mon premier film
pour lequel mes désirs sont devenus réalités.
Aujourd'hui, en tant que réalisateur, dans la phase de pré-production,
il faut écrire une « note d'intention »,
pour les financements, les aides publiques ou les potentiels distributeurs.
Dans ce texte, vous êtes censés présenter, le plus sincèrement possible,
votre vision du film achevé et la manière avec laquelle vous comptez le concrétiser.
La plupart du temps, vous ne souhaitez pas revoir (ou être hanté par) ce texte à nouveau,
comme si dans l’urgence de la préparation et du tournage,
émergeait un film différent du projet initial,
de gré ou de force ou à cause de certaines circonstances,
du casting, du budget, de la météo, des lieux ou de toute autre raison.
«Les choses prennent parfois une tournure différente de ce que nous avions imaginé»
semble être la règle d'or d'un tournage.
Ici, pour la première fois,
je publie ma « Note d'intention » dans le dossier de presse;
car, cette fois, je n’ai pas eu à confronter
l'envie ou le désir d'un film, son existence comme pure imagination,
au film qui en est né.
NOTE D’INTENTION
Peter Handke appelle ce texte « un dialogue d’été ».
Il l’a écrit en français pour le théâtre,
et la pièce a déjà été représentée en Allemagne et en France.
(en allemand uniquement)
Je voudrais faire de « Les Beaux Jours d’Aranjuez » un film,
et le tourner entièrement en extérieur.
La pièce en elle-même, et l’auteur, m’y ont encouragé.
Permettez-moi de m’en expliquer.
Il s’agit de deux personnages, une femme et un homme,
qui ne sont pas (ne sont plus ?) un couple,
mais se connaissent depuis longtemps.
Ils sont assis à une table, dans un jardin ou un parc,
entourés d’arbres que le vent parcourt par instants.
Au-dessous d’eux, dans la plaine, s’étendent des champs,
et au loin on aperçoit la ville de Paris.
C’est l’été…
Quelques phrases hésitantes amorcent une longue conversation,
qui parle de nombreuses choses:
des premières expériences sexuelles de la femme,
dont l’homme, curieux, veut savoir davantage,
de certaines observations suscitées par la nature qui les entoure,
ou bien de souvenirs auxquels tous deux s’accrochent.
Parfois c’est comme un jeu de questions et réponses,
parfois c’est un débat plus rapide,
et parfois ce sont de longs monologues...
Et il y a aussi, ici et là, de longues pauses.
Dans cette relation entre la femme et l’homme,
mais aussi dans cet échange,
il y a énormément de liberté, de calme et de tranquillité.
Il y a presque là une situation utopique,
A tel point cette paix dure.
(Enfin, pas tout à fait jusqu’à la fin…)
Comme nous tournerons cela en plein air,
le vent jouera un rôle, tout comme la lumière du soleil et les ombres.
On entendra aussi le chant des oiseaux,
le bruissement des feuilles dans les arbres,
et parfois un avion dans le ciel.
Le temps passe.
Il passe d’une toute autre façon qu’il ne pourrait jamais passer sur une scène.
Mon souhait, et mon idée,
est qu’on puisse avoir l’impression
que ce n’est pas un seul jour qui s’écoule, mais beaucoup ;
un « temps d’été » indéterminé.
Pendant un moment, il pourrait y avoir la lumière du matin,
puis peut-être pleuvrait-il doucement
et les deux seraient assis à la table sous un grand parasol,
écoutant le bruit des gouttes de pluie,
puis les voilà ensuite assis dans le soleil du soir
et le ciel est de nouveau couvert,
et soudain le crépuscule, et puis encore une lumière éblouissante…
Nous avancerons lentement dans la pièce, jour après jour un peu plus loin,
et cela sans nous inquiéter de la continuité du temps ou de la lumière.
Au contraire : notre seule continuité est le flux des pensées et de la langue.
C’est bien un temps indéterminé qui doit s’écouler,
tout un été !
Lors des transitions, cela nous aidera aussi
de passer parfois au cours de notre film,
(mais à coup sûr au début et à la fin)
à l’intérieur de la maison
devant laquelle se déroule notre dialogue d’été.
C’est une maison ancienne,
construite à la fin du dix-neuvième siècle.
Sarah Bernhardt y a vécu, c’était sa résidence de campagne,
bâtie sur la seule colline à la ronde,
d’où la vue s’étend jusque Paris…
Depuis le jardin, une grande porte ouverte mène à un vestibule sombre.
Il s’y trouve, dans la pénombre, un juke-box étincelant.
Une porte ouverte mène au cabinet de travail de l’« auteur ».
Tout comme « la femme et l’homme » à l’extérieur,
lui aussi est interprété par un comédien.
Il est le troisième acteur de la distribution, et j’ai pris des libertés avec lui :
ce personnage n’existant pas dans la pièce…
Depuis son espace de travail face à la fenêtre,
l’auteur a une bonne vue sur le jardin et la petite terrasse
où sont assis l’homme et la femme.
Lorsqu’on le voit pour la première fois,
au début de notre film, derrière son bureau,
notant au crayon sur les pages encore blanches de son carnet
les premières descriptions de la situation,
telle qu’elles sont décrites en ouverture de la pièce de théâtre,
nous entendrons sa voix intérieure
qui nous introduira ainsi dans ce dialogue d’été.
Quand on regarde avec lui le jardin par la fenêtre,
il n’y a encore personne.
La femme et l’homme « n’existent pas encore ».
La caméra s’éloigne de notre auteur
(mais nous continuons d’entendre sa voix intérieure),
traverse le vestibule et émerge à l’extérieur,
et seulement quand elle découvre la table sur la terrasse,
la femme et l’homme sont assis là.
Quand ils se disent leurs premières phrases, hésitants,
leurs premiers mots seront peut-être simultanément
perceptibles à travers la voix intérieure de l’auteur,
qui sera remplacée progressivement, avec fluidité,
par le dialogue des comédiens.
Au milieu de notre dialogue d’été,
lors d’une pause dans la conversation entre la femme et l’homme,
nous revenons à nouveau à l’auteur
qui s’arrête d’écrire et se lève
pour aller écouter un morceau sur le juke-box du vestibule.
Les comédiens entendent cette musique au loin
mais leur dialogue se poursuit sans interruption.
A la fin également, après les derniers mots du comédien,
nous retournons une dernière fois à l’intérieur
et trouvons l’espace de travail de l’auteur vide.
Si l’on regarde depuis sa fenêtre,
les acteurs sont partis et la table du jardin est, elle aussi, vide…
Il y aura ainsi une interaction discrète
entre notre couple et l’auteur qui les invente
et écrit leur dialogue.
J’ai l’intention de filmer cette longue conversation utopique et paisible
uniquement en décors naturels et en son direct.
Et, après les expériences de « Pina », « Cathédrales de la Culture » et
« Every Thing Will Be Fine »,
je veux aussi tourner « Les Beaux Jours d’Aranjuez » en 3D.
Si vous avez vu l’un de mes films en 3D,
vous savez que cela n’a aucun rapport
avec le type de 3D que l’on connaît par les films américains.
Notre procédé, « Natural Depth »,
inventé par le grand pionnier européen Alain Derobe,
ne se fonde pas sur des effets,
mais uniquement sur l’idée d’imiter avec deux caméras,
aussi précisément que possible,
ce que voient deux yeux (et comment ils le voient).
Et après quelques minutes chacun oublie
qu’il n’a jamais vu un film autrement.
J’ai la certitude
que de cette manière, et avec ce grand texte de Peter Handke,
peut naître un très beau film, heureux et exceptionnel,
que je voudrais tourner avec une petite équipe et des moyens financiers limités,
en deux semaines en juin.
Je vous remercie de votre attention.
Wim Wenders
NOTE SUR LA MUSIQUE
C'était la « Note d'intention » du réalisateur, quelques mois avant le tournage.
Ce qui m'étonne le plus, à la relecture,
c’est que le film, malgré sa durée limitée voulue (10 jours de tournage)
et sa technologie complexe (3D),
s'est déroulé en totale liberté
(cela s'explique sûrement par Paulo Branco, notre producteur, si confiant, qu’il ne nous a jamais imposé quoi que ce soit).
Nous n'avons manqué de rien, en terme de temps ou de choix artistiques.
Et il y a eu, bien entendu, une large place laissée à l'improvisation et aux modifications.
(et je ne fais pas seulement référence à l'écrivain ne se servant plus d'un crayon,
mais désormais d’une machine à écrire).
La seule chose que je ne savais pas encore
était quelle tournure prendrait la bande son.
D’accord, toutes les musiques étaient censées venir du juke-box,
(et le Wurlitzer était de toute façon un hommage à
«Essay on The Jukebox» de Peter Handke).
Dans ce texte du «dialogue d'été», deux références à la musique apparaissent :
«Man of Constant Sorrow», un vieux classique de blues,
est cité par la femme comme «Woman of Constant Sorrow»,
qu’elle a le sentiment d’incarner.
Peter me l'a servi sur un plateau, je suppose.
Beaucoup de musiciens ont repris cette chanson, dont Bob Dylan,
mais je souhaitais la redécouvrir sous un nouveau jour.
Mon ami Till Hertling a relevé le défi
et a enregistré une version du morceau très cohérente et bien plus moderne.
Ensuite, dans la pièce, la femme et l'homme citent une chanson
des Troggs : «Love Is All Around».
(Morceau du jukebox favori de longue date de Peter Handke,
comme je me souviens bien de cette époque,
où l’on dépensait plus d’argent dans les bars ou café
à remplir leur boîte à musique qu’à boire des verres)
Sophie et Reda, mes deux comédiens, ont d'abord appris la chanson
afin de pouvoir la citer et la chantonner.
Je peux le faire dans mon sommeil. (Et Peter, également, je suppose).
Mais notre écrivain, le temps d’une pause,
se rend à plusieurs reprises vers le juke-box,
et donc, une question majeure s’impose : quels sont les autres choix ?
Déjà lorsque j'imaginais pour la première fois un Wurlitzer à néons
dans le couloir sombre de la villa de Sarah Bernhardt,
m'était venue l'idée, ou plutôt le désir ;
qu'une chanson pourrait d'abord se faire entendre du juke-box,
puis son interprète apparaîtrait comme par magie, dans la pénombre.
J’ai toujours considéré ces machines musicales (désormais dépassées)
comme des sortes de «projecteurs»
avec la capacité de révéler un morceau avec ses paroles et son chanteur,
comme s’il se tenait (quasiment) devant nous.
Quelques semaines avant de démarrer le tournage, j’ai assisté au concert de Nick Cave
au «Grand Rex» à Paris.
A la fin, Nick a joué quelques chansons en solo,
et j’ai été particulièrement impressionné par une chanson d'amour, «Into My Arms»,
que je connaissais bien, mais qui m’a réellement émue
en étant interprétée par Nick seul au piano.
Cela m’a fait penser à mon rêve de la mystérieuse apparition du Wurtlitzer
et tout à coup, il est apparu évident qu’il s’agirait de
cette chanson et ce chanteur (et auteur).
J’avais espéré que Nick Cave accepte mon invitation aussi spontanément,
mais ce fut tout de même un grand honneur.
Je n'avais pas vraiment prévenu ma petite équipe
de la raison pour laquelle j’avais installé un grand piano dans la maison,
qui était passé de justesse à travers les vieilles portes du couloir.
Ils furent presque sans-voix
lorsque Nick Cave est descendu de la voiture l'avant dernier jour du tournage.
(et a continué de jouer pour nous alors que le tournage était achevé).
Quant aux autres morceaux que l'écrivain choisit dans le juke-box
ils sont restés flous durant le tournage
et ne furent choisis que dans la salle de montage.
Une chanson s'est quasiment imposée d'elle-même.
Nous l'avions enregistrée un an auparavant
pour la restauration de «The Goalie’s Anxiety at the Penalty Kick ».
le tout premier film de ma longue collaboration avec Peter Handke.
On trouve dans «The Goalie » de nombreux juke-box,
et avec l'un d'entre eux, j’ai fait brièvement entendre une chanson d'Elvis Presley.
Que j'ai regretté par la suite mon insouciance juvénile !
Cette chanson s'est révélée complètement inabordable
en terme de renouvèlement des droits musicaux.
Afin de ne pas supprimer la scène
nous avons dû la remplacer par l’un de nos propres enregistrements,
qui devait correspondre exactement à la chanson d’Elvis, en rythme et en cadence,
pour que nous puissions l’échanger de façon digitale,
puis la caler dans le vieux mono-mix sans que personne ne s’en aperçoive.
Gemma Rays a réussi cela de manière magistrale avec « Half Way to Paradise »,
mais cette version de la chanson était si belle qu'il aurait été dommage
de l'entendre seulement 15 secondes.
Elle resplendit désormais dans son intégralité,
en mono, bien entendu; une chanson Wurlitzer par excellence.
Et puis restait toujours la question du générique de début et de fin.
Pour rester cohérent, ils devaient bien-sûr venir du juke-box eux aussi.
Dans la première série d'images du film, pour les rues de Paris dépourvues d'humanité,
et pour le superbe jour d'été durant lequel notre histoire débute,
j'ai eu des difficultés à trouver une chanson poignante.
(« Summer in the City » aurait peut-être été trop opportun…)
Puis je me suis demandé «Quelle voix ai-je le plus envie d'entendre ici ? »
C’est immédiatement Lou Reed qui m’est venu à l'esprit
et « Perfect Day » ne pouvait pas être surpassée,
du moins pas à mes oreilles,
dans sa surprenante sérénité, comme l’archétype d’une chanson jukebox.
La première écoute du générique de début avec la voix de Lou
fut certainement mon moment préféré
durant toute la période de montage et de postproduction.
Restait la fin.
Quelle chanson du juke-box pourrait assumer,
cette apocalypse, ce gouffre dans lequel notre écrivain était en train de sombrer ?
Quelle chanson pourrait montrer sa peine et sa douleur,
tout en préservant également la beauté qu’il avait imaginé,
notamment l'amour souvent occulté par le texte
et qui malgré tout demeure présent ?
Je dois admettre que j'en ai testé beaucoup
et que j’ai écouté de nombreuses chansons sortir de ce juke-box
jusqu'à ce que je trouve, dans mon livre, la seule et l’unique, la dernière
qui n'aurait pas pu être mieux composée pour rythmer le film :
«The World is on Fire» par Gus Black
extrait de l'album «The Day I Realized»
Avec cette chanson, le juke-box à néons
finit par se transformer en «chœur antique»,
un accompagnement musical à l’action de notre film.
«Hey, hey, hey
there's nothing left to say
the world is on fire
and I love you, I love you…»