Quel a été le point de départ du film : l’intrigue amoureuse ou la poésie ?
Au tout départ, le scénario est né d’une suite de six ou sept poèmes que j’avais écrits il y a longtemps. Des poèmes sentimentaux, mais avec aussi des choses plus oniriques. En les rangeant dans un certain ordre, avec l’idée de les réunir dans un recueil, je me suis aperçu qu’il y avait un fil dramatique, une narration qui s’ébauchait. J’ai étoffé le récit, les personnages se sont dessinés petit à petit. Epreuve après épreuve, c’est devenu un long métrage.
Vous avez commencé le métier d’acteur à l’adolescence. Le désir d’être réalisateur est-il arrivé lui aussi très tôt ?
Oui, tout de suite ! Quand j’ai tourné dans Les Egarés de Téchiné, j’avais 14 ans et je voulais déjà être celui qui dit « Action ! ». J’avais compris que c’était celui qui prenait le plus de plaisir dans toute cette histoire. Ça s’est confirmé plus tard, quand j’ai travaillé avec d’autres grands cinéastes comme Honoré, Tavernier ou Guédiguian. Ce qui était nécessaire pour passer au long métrage, c’était d’avoir une légitimité d’auteur. Je ne voulais pas écrire pour me donner un rôle. Il fallait que j’aie une histoire à raconter. C’est venu en écrivant de la poésie. La versification m’a donné cette légitimité à mes propres yeux.
Comment écrit-on un scénario dont une grande partie des dialogues est en vers ?
J’aime écrire en vers car étrangement je trouve ça plus facile. La contrainte est très libératrice : les rimes et la métrique guident l’écriture. La difficulté, c’est de faire en sorte que les vers servent toujours la narration. Je ne voulais pas de systématisme, mais de la surprise tout le temps. Ainsi plusieurs scènes commencent en prose et se finissent en vers, et inversement. Il fallait que l’oreille du spectateur soit simplement charmée par un aspect de la langue enchanteur, et en même temps que la parole poétique se confonde avec des éléments quotidiens. Pauline Caupenne, qui joue dans le film, a été ma relectrice. Elle était intraitable sur la compréhension, la clarté, et la nécessité des vers.
La fonction des vers est un peu comparable à celle des chansons dans une comédie musicale : on s’extrait de la réalité, et on atteint une vérité. Les personnages sont comme possédés par la poésie, comme si un sort leur avait été jeté.
Dans la comédie musicale, les chansons simplifient le sentiment tout en l’amplifiant. Avec les vers non chantés, je crois qu’on peut davantage aller vers une certaine complexité du rapport. On entre dans un débat. Les personnages s’expliquent, se disputent, argumentent. Et ça me plaisait qu’on puisse rattacher la versification à la dimension fantastique du film. Les vers invitent le spectateur à ouvrir son imagination. Mais on entend aussi des vers dans des situations très concrètes ou austères, comme la séquence des escaliers avec Ondine, ou celle où Camille pleure. Il faut que les personnages se disent vraiment les choses. Et les vers participent de ce plaisir de la formulation.
Le cliché associe la poésie à la mièvrerie alors que votre film n’exclut pas la violence, des sentiments et des actes.
Paul Valéry a une phrase géniale pour expliquer ce grand malentendu. Il dit : « La plupart des gens ont de la poésie une idée si vague, que le vague même de cette idée est pour eux la définition de la poésie. » Ainsi, on parle volontiers d’un paysage ou d’un visage poétique pour dire qu’on les trouve doux ou charmants, un peu mélancoliques, ce qui n’est pas seulement réducteur mais erroné. Il est évident pour moi que la poésie est au contraire à même de tout exprimer, notamment la colère ou la violence. Le deuxième préjugé répandu sur la poésie est qu’elle est incompréhensible. Il est vrai que l’obscurité de certains poètes fait partie de leur charme. Pour la plupart de ceux que j’admire, c’est au contraire leur clarté qui me fascine. Au sens large, pour moi tout texte littéraire est forcément poétique. Je parle de poésie à partir du moment où l’on voit que l’auteur prend conscience du jeu possible entre le sens et le son des mots. Ainsi il y a de magnifiques proses poétiques, je pense par exemple à Julien Gracq. Le souci de la couleur et du rythme dans la signification, voilà ce qu’est pour moi la poésie, c’est l’esthétique du langage. Dans le film, il y a des vers de Paul Valéry, quand Camille dit à Paul sur le toit : « Ne hâte pas cet acte tendre / Douceur d’être et de n’être pas », ça vient de son poème Les Pas. Valéry est mon poète préféré. Concernant les références poétiques du film, il y a bien sûr Baudelaire et cette façon sublime d’écrire des poèmes qui se passent dans la rue, mais aussi évidemment Racine, Corneille et Molière pour les scènes en alexandrins. Je mentionnerais Aragon et Supervielle pour certains passages en octosyllabes.
D’où vient l’idée de la forêt de quinconces, qui donne au film son titre ?
C’est l’idée que l’on se perd plus facilement dans un univers normé et rectiligne que dans le désordre apparent des choses. La forêt de quinconces est un univers mental où le personnage prend conscience que toutes les voies qui s’offrent à lui sont parfaitement droites et infinies : il est prisonnier de cette trop grande liberté. Je pense que le désordre des choses nous aide à faire des choix. Dans un deuxième temps, la figure du quinconce est reprise pour sa connotation ésotérique et mystérieuse avec le clochard.
Le film est construit sur une série d’oppositions : jour/nuit, ville/nature, réalité/rêve, ciel/lac… Et l’opposition entre les deux personnages féminins, Ondine et Camille.
C’est vrai que le film s’est beaucoup construit sur des contrastes forts, à l’écriture comme à la mise en scène. Avec David Chambille, le chef-opérateur nous avions conçu un schéma afin d’équilibrer tout ça. Nous voulions qu’il y ait à peu près autant de scènes de jour que de nuit, d’intérieur que d’extérieur, et nous avions même réparti les séquences en deux types également à équilibrer : les séquences « naturelles » et les séquences « artificielles ». Nous appelions séquence « naturelle » une séquence dans laquelle la caméra se fait la plus discrète possible pour capter la scène telle qu’elle est jouée par les acteurs, ce qui se traduit souvent par des plans assez larges et assez longs en terme de montage. Une séquence « artificielle » au contraire devait se construire par les effets de montage ou de cadrage assumés et recherchés pour leur déformation ou stylisation de la réalité. Cette distinction m’a beaucoup aidé à concevoir le film en terme de mise en scène car finalement, les deux types «naturel » et « artificiel » se retrouvent souvent mêlés au sein d’une même séquence, et se font exister l’un l’autre par ce rapprochement. S’agissant des personnages, Camille est indéniablement du côté de l’action : c’est elle qui fait avancer l’histoire, c’est par elle que le drame arrive et se perpétue, tandis qu’Ondine incarne une immobilité qui installe la narration dans un temps plus calme, plus lent.
« Objets inanimés, avez-vous donc une âme ? », interroge Lamartine dans un fameux poème. Dans votre film, les objets ont un réel pouvoir.
Effectivement, il y a le médaillon, la montre, le couteau… Ils sont les attributs des personnages, et par là acquièrent une valeur symbolique, donc un peu enchantée. Je suis très attiré par les blasons : ces objets ou images dans lesquels sont enfermées les quelques singularités d’une famille ou d’une ville. C’est à la fois un emblème et un portrait. Il fallait aussi réenchanter des lieux quotidiens. C’est pour ça que Paul va au Père-Lachaise pour brûler une photo. Le Père-Lachaise est un lieu magique. C’est le tombeau de nos morts, et un vrai sanctuaire, un des rares lieux à Paris où on ne peut pas faire de jogging, où les gens évitent de téléphoner.
Le film comporte des éléments de surnaturel. Comment s’est posée, à l’écriture, la question du dosage entre réalisme et fantastique ?
Pour moi, les évènements fantastiques devaient servir une vérité des personnages. C’est le principe du conte : un élément de la réalité est exagéré jusqu’à devenir invraisemblable mais plus pertinent. Le sortilège, dans mon film, en est l’expression la plus forte : c’est un événement magique, mais Camille dira plus tard que c’était juste une prière, qu’elle a simplement espéré que ce garçon l’aime, et ça c’est vraisemblable. De même, quand Paul se retourne dans l’escalier et dit « Oh ! Une apparition… », c’est ironique parce qu’Ondine est vraiment devant lui, mais en même temps il y a quelque chose d’un peu extrordinaire. Il fallait maintenir une ambiguïté entre le merveilleux et le vraisemblable pour que ni l’un ni l’autre ne paraissent superficiels.
La montre est un des rares éléments qui renvoie au passé de Paul. Sa sœur Eve est sa seule attache familiale. Vous livrez peu d’informations sur la biographie des personnages.
Oui, cette montre que lui donne sa sœur, c’est un peu comme l’épée et le bouclier qu’on donne au chevalier avant qu’il parte à l’aventure. J’aimais l’idée que Paul soit une sorte de personnage aventurier, toujours vaillant, un peu naïf… Pour ce qui est de l’ancrage des personnages, je ne voulais rien expliquer. Surtout qu’aujourd’hui, le spectateur est très éduqué, très habitué à la fiction. Il suffit qu’un personnage dise : « Viens, je t’emmène chez ta sœur » pour que le spectateur imagine déjà une famille, des parents, une enfance…
Le film contient peu de signes de l’époque, on voit par exemple peu de téléphones portables…
Dans ma vie personnelle, je me méfie beaucoup de la technologie. J’attends d’en avoir vraiment besoin pour l’utiliser. Je trouve toujours plus de plaisir à faire les choses moi-même (me repérer, trouver mon chemin par exemple). Je crois que c’est pareil dans mon film. Quand deux personnages s’appellent ou s’envoient un texto plutôt que de se rencontrer, il y a une belle scène qui saute. Mais je voulais que ce soit un film résolument contemporain. Il me semble que certains espaces à Paris sont aujourd’hui reconquis par les piétons d’où l’absence de voiture dans le film. Et en terme de narration, le fait que les personnages soient à pied, ou dans le métro, ça provoque des rencontres, des points d’accroche.
Le film est à la fois très français par sa dimension littéraire, mais se tient hors des sentiers battus du naturalisme dans lequel le cinéma français reste souvent confiné.
J’ai fait le film pour cette raison aussi. Mon désir était de faire un film qui ne soit pas naturaliste. Cette tradition française est très belle, et je pense même que nous sommes les meilleurs du monde dans ce cinéma-là. Mais il est bon de proposer autre chose, des films qui exaltent le pouvoir de l’imagination, comme l’ont fait Jacques Demy puis Christophe Honoré. Les Chansons d’amour m’a beaucoup marqué en tant qu’acteur et en tant qu’homme, ça a été fondateur pour moi, et c’est à Honoré que je dois d’avoir eu l’audace de m’éloigner à mon tour du naturalisme.
Les prénoms des personnages principaux, Paul, Camille et Ondine, sont chargés de références littéraires et cinématographiques très françaises.
Paul est un hommage à Paul Dédalus, le héros de Comment je me suis disputé. Je ne vous cacherai pas que Desplechin est un maître pour moi. Je ne pense pas que mon film ressemble aux siens, mais il est clair que Rois et reine est pour moi le meilleur film du monde. Paul, c’est aussi le prénom du personnage dépressif que joue Romain Duris dans Dans Paris, qui vit lui aussi une rupture au début du film. Pour Camille, on pense évidemment à Musset, mais c’était davantage pour la consonance du prénom, avec le i qui brille, par opposition à Ondine, personnage de l’eau, avec ce O initial. Ondine n’est pas une référence à Giraudoux, plutôt à l’onde, à quelque chose de fuyant, d’un peu mélancolique, nostalgique.
Le personnage du clochard occupe une place à part au sein du récit. D’où vient-il ?
Ce personnage est né d’un poème que j’avais écrit et qui est encore en partie présent dans le film. Un poème autour d’une pièce de monnaie, cet objet tout simple qui permet de rapprocher beaucoup de notions contraires avec le pile ou face. La figure du clochard céleste m’a été inspirée par Les Portes de la nuit de Carné où ce personnage est joué par Jean Vilar. Il y a aussi une référence à Faust dans le film de René Clair La Beauté du diable. Pour la première scène avec le clochard, j’avais à l’esprit la scène de pile ou face dans No Country for old men des frères Coen, avec ce très long champ-contrechamp.
Contrairement à ce qu’on aurait pu imaginer à propos d’un film en vers, la caméra n’est pas fixe, mais au contraire très mobile. Et même les formats changent…
Si j’ai travaillé seul pour le scénario et la direction d’acteurs, la mise en scène est le fruit de ma collaboration avec mon chef-opérateur et mon premier assistant. On essayait de tirer le film vers une souplesse de mise en scène : une caméra qui bouge, des plans-séquences, de l’épaule, des travellings, du steadicam… On a voulu varier le plus possible, avec le principe de choisir ce qui était le mieux pour chaque séquence. De la même manière, les changements de format se sont imposés par nécessité esthétique : le format 2.40 pour les scènes les plus spectaculaires, le 1.33 pour tout le ventre du film, les scènes de folie, pour lesquelles on avait besoin d’isoler les éléments dans l’image. Et le 1.66 était le format d’équilibre entre les deux.
Comment avez-vous constitué votre casting ?
J’avais déjà dirigé Pauline Caupenne au théâtre, elle convenait parfaitement pour le rôle de Camille, mon choix a été immédiat. Pour Ondine, j’ai fait beaucoup de recherches. On m’a présenté Amandine Truffy, et dès les premiers essais j’ai su qu’elle serait parfaite. C’est une comédienne de théâtre, comme Thierry Hancisse, un monstre sacré de la Comédie-Française. J’avais besoin de cette aisance dans le texte qu’ont les acteurs de théâtre. J’ai choisi aussi Marilyne Canto et Antoine Chappey, qui apportent cette couleur concrète et douce.
Le choix d’interpréter vous-même le rôle de Paul s’est-il imposé dès le départ ?
Non. Mais le film a été très difficile à produire, et à un moment donné il devenait évident que tout devait reposer sur mes épaules. Et je dois dire que c’est confortable d’être acteur dans son propre film, car on est en prise directe avec le film, on dirige de l’intérieur. Et puis tout le monde voit que vous prenez un risque alors ils sont solidaires. Les autres acteurs me dirigeaient en même temps que je les dirigeais. À la fin d’une prise, je disais ce que je pensais d’eux, mais je leur demandais aussi ce qu’ils pensaient de moi. Ça responsabilise les acteurs, une confiance s’instaure, et ça tire tout le monde vers le haut.
Avez-vous beaucoup répété avec vos acteurs ?
Oui, avant le tournage, car je n’avais pas le temps de faire de répétitions sur le plateau. Le tournage s’est fait en plusieurs fois pour des questions de budget, mais ça a été une très bonne chose. Ces contraintes ont été très bénéfiques car j’ai pu travailler les scènes entre les sessions, et donc me préparer encore mieux. Ça a été une très grande chance que Paulo Branco accepte de produire le film. Une fois qu’il a dit oui, il fait une totale confiance, il n’intervient absolument pas sur le casting ou la mise en scène.
Vous avez confié un rôle à Arthur Teboul, le leader de Feu Chatterton, un groupe qui, comme votre film, allie un style littéraire à une énergie très contemporaine, avec aussi un goût du spectacle.
C’est un ami depuis dix ans, j’ai assisté aux débuts du groupe. On est dans la même démarche. Sur l’album de Feu Chatterton, il a prouvé qu’avec des textes lyriques et soutenus, on pouvait créer quelque chose de très moderne. Il était donc logique pour moi de l’inviter à dire Consigne à la gare, un texte de lui qui se trouvait correspondre à merveille à la situation de Paul à la fin du film. Plus formellement, ce texte est une ouverture à une autre famille de la poésie qui est celle du vers libre.. Je suis aussi très fier qu’il ait fait ses débuts à l’écran avec moi, il n’avait jamais joué la comédie avant et a compris beaucoup de choses à une vitesse fulgurante.
La bande originale du film a été composée par Clément Doumic, autre membre de Feu Chatterton, avec cette fois une couleur électro.
Je le connais aussi depuis longtemps. On fait de la musique ensemble, que ce soit pour s’amuser ou plus sérieusement, pour des courts métrages par exemple. J’aime beaucoup l’électro et j’avais envie de marier la poésie du film avec des sonorités contemporaines. L’utilisation de Des pas sur la neige de Debussy, c’est une idée de ma monteuse Nathalie Sanchez.
Pour la scène de la danse, vous avez fait appel à une chorégraphe, Georgia Ives.
Oui, elle travaille avec Jean-Claude Gallotta, qui est un vrai génie. Elle a écrit la chorégraphie en fonction des mouvements que j’arrivais à faire... C’était plus facile pour Pauline qui a une formation de danseuse. Tchaïkovski s’est imposé très vite sur cette scène, pour orchestration spectaculaire. Cette idée de la fête, du spectacle, est très importante pour moi. À chaque étape de la création du film, j’ai essayé de faire en sorte que le spectateur ressente du plaisir. Il y a un plaisir d’intellection, un plaisir de comprendre, mais il faut que le spectateur soit en confiance pour l’atteindre. Les scènes spectaculaires l’invitent à cette confiance. C’est important, car du coup on est prêt à accepter d’autres scènes, qui vont demander un peu plus d’effort de concentration.
Le Paris du film est à la fois reconnaissable et pas complètement familier. Vous filmez les toits, le métro aérien, et aussi des lieux pas du tout identifiables…
On a tourné exclusivement dans le nord et l’est parisien. Dans certains quartiers, il y a encore des gens qui travaillent dans la rue, des ateliers, donc ça rend les scènes de rue crédibles. C’est important pour moi qu’on se réapproprie la ville. On doit pouvoir poser une caméra et dire : « C’est à nous, je vous le montre ! » Dans l’est parisien, il y a aussi plusieurs villes en une. Les stations de métro aérien, avec cette lumière de sodium orangé, font un peu penser à New York. Et puis ce sont tout simplement les quartiers de Paris que je connais le mieux, avec cette idée de ne pas chercher trop loin ce qui est sous nos fenêtres.