Est-ce la lourdeur, ou la lenteur inhérente à votre projet d’adaptation du Rouge et le noir de Stendhal qui a précipité la mise en chantier de La chambre bleue ?
Non, c’est de croiser Paulo Branco dans la rue pendant le tournage du film de La vénus à la fourrure en janvier 2013. Paulo c’est un devin, il sent bien que Stendhal j’en ai pour des siècles. C’est toujours bouleversant quelqu’un qui vous dit « Fais quelque chose, tourne ! Tu ne veux pas faire quelque chose en trois semaines ? » À la maison, je cherche, et puis voilà, on a tous un Simenon qu’on a trouvé et lu un jour dans la maison de campagne d’on ne sait plus qui. Je ne sais même pas d’où il vient ce bouquin, à qui je l’ai volé. C’est un livre qui était déjà là pour Tournée. Dans le scénario, la scène de la fin, on l’avait surnommé « La chambre bleue », et il y avait ça : un homme et une femme dans une chambre d’hôtel, après l’amour. Qu’est-ce qui reste dans la vie finalement, à part deux corps qui s’attirent ?
Très vite, je me suis dit : en quatre semaines, ça, La chambre bleue, je peux le faire. Il se trouvait que les droits du roman étaient libres, ce qui m’a beaucoup surpris. Il y a tellement de gens qui ont désiré le porter à l’écran : Maurice Pialat a été très loin dans l’adaptation, avec Jean-André Fieschi, Catherine Deneuve devait le faire avec André Téchiné. Depardieu avait demandé à Chabrol d’y réfléchir. Paraît même que les Dardenne…
C’est surprenant que La chambre bleue s’inscrive comme prolongement de Tournée. On aurait pu imaginer que ce nouveau film était aussi une façon de tourner le dos à Tournée, de prendre le contrepied d’un film quasi dionysiaque, qui prônait le lâcher-prise, le mouvement.
Je n’ai pas du tout pensé à ça. C’était plutôt un roman qui m’obsédait depuis longtemps, signé Simenon, un type qui écrit à toute vitesse. Ce qui m’invitait ainsi à tourner vite moi-même. Ce qui m’attire aussi là-dedans, c’est l’alliage du chaud et du froid, et ce qui peut rendre les hommes fous : une femme illisible ! « Je la prenais pour une femme froide, une femme hautaine, une statue. » : on est là face à ce gouffre de la sexualité et de l’attirance, qui est innommable. Ce qui est fascinant chez Simenon c’est que tout le monde l’oblige à mettre des mots dessus. Parce que si ce n’est pas nommé, cela peut se propager, c’est comme une gangrène. Il faut arriver à nommer la chose pour la circonscrire, et ça c’est quelque chose qui m’attirait et me plaisait beaucoup. Quand il écrit ce roman en 1963, à Epalinges en Suisse, Simenon est dans une phase d’autoflagellation permanente, type «les femmes sont des sorcières, je n’aurai pas dû». C’est un roman de punition par rapport à la sexualité – ou à sa propre sexualité exubérante. Et ça, avec Stéphanie Cléau qui a adapté le roman avec moi, on a un peu tenté de le gommer.
J’avais dressé une liste de films ennemis, des films dont, quelle que soit leur valeur, je devais sciemment m’éloigner. La femme et le pantin de Josef von Sternberg, par exemple : ça ne me convenait pas qu’Esther soit une vamp, je voulais que ce soit juste une femme illisible, sans armes de séduction a priori. Pour d’autres raisons, Garde à vue de Claude Miller était aussi un film ennemi, pour ce qui est des interrogatoires et de la convocation des flash-back. Ensuite, il y avait ce plaisir du simple du « whodunnit » : qui a tué qui ? qui est mort ?, avec cette structure à rebours.
Justement, cette structure narrative complexe, mosaïquée, ne doit pas aider à faire un film rapidement. Notamment au stade du montage.
Déjà, au stade du scénario, écrit sur deux colonnes, on avait cette envie que le son et l’image se fassent la guerre, ce qui induit un agencement narratif particulier. Dès lors, je me suis débrouillé pour avoir, avec François Gédigier, le plus de temps de montage possible. Le planning le permettait puisqu’on a tourné en deux temps, en juillet puis en novembre, avec la possibilité de commencer à monter dans l’intervalle.
Et surtout, il fallait vraiment travailler en amont, insister sur la préparation. En ce sens, ce qui m’a sauvé, également, c’est tout le travail sur le dossier judiciaire. On a fait un vrai dossier judiciaire, intégral, actualisé, avec l’aide de la police scientifique, par rapport à ce qu’on pouvait faire en 1963.
Je savais que ce serait un film court, genre série B, dans l’esprit des films de Jacques Tourneur produits par la RKO - notamment un film intitulé Nightfall. Angel Face, d’Otto Preminger a aussi été un phare.
A quel moment est intervenu le choix du format 1/33 ? - un format que les Américains appelaient le classic ratio, et qui était un peu tombé en désuétude avant que Gus Van Sant avec « Elephant », puis Wes Anderson avec « The Grand Budapest Hotel » ne le réactualisent.
C’est venu très tôt. On a affaire dans La chambre bleue a des personnages empêchés, seuls, et je savais qu’il n’y aurait pas de mouvements de caméras pour lier, unir les protagonistes entre eux. Même dans les scènes d’amour, où on va privilégier des réminiscences plutôt que des choses ouvertement sensuelles. Ce n’est pas de la sensualité, ce n’est pas de la caresse. Et donc, cela n’autorise pas la virtuosité. Les panoramiques n’ont pas lieu d’être quand c’est à ce point glacé.
C’est flagrant au début du film, où le sang, la sueur le sperme, sont comme contrariés par des gros plans fixes, quasi des inserts, qui picturalement évoquent des vanités ou des natures mortes, qui vont aspirer la sensualité.
Il n’y a qu’à relire les premières phrases du roman : l’instant induit la décomposition après coup.
Tout le monde ne l’utilise pas à ces fins-là, mais ici, le 1/33 est voulu comme un format qui isole, qui emprisonne ?
Avec Christophe Beaucarne, le chef-opérateur, on s’est posé la question, après avoir fait des essais : soit c’est du Cinémascope, soit c’est du 1/33. Très vite, c’est ce dernier format qui s’est imposé. Christophe trouvait que ça lui lavait l’œil. On vit dans une époque où tout est allongé, il n’y a qu’à voir le format des cartes postales qu’on vend désormais. Dès lors, prenons le contrepied. Et puis la sensualité du Cinémascope ne semblait pas convenir à cette relation.
On a décidé de privilégier les plans fixes, mais sans religion. Cela peut relever de la blague, mais sincèrement l’esthétique vers laquelle on tendait n’était guère éloignée de celle de L’Inspecteur Derrick, des choses aussi simples que ça. Pas d’harmonie, plutôt des secousses. Pas de mise en scène ostentatoire, juste pouvoir suivre une histoire, au premier degré.
On sent en effet un refus de la doxa qui accompagne le plan fixe. Souvent, qui dit plan fixe dit durée, avec parfois le risque de la complaisance. Ici, les plans fixes sont particulièrement courts, tranchants, tel un couperet, ou une guillotine, annonçant l’issue funeste.
A l’inverse, le premier baiser, automnal, dans la forêt, s’accompagne d’un mouvement de caméra et est traité en post-synchro afin de signifier qu’on est dans le registre du faux, et qu’ils n’auraient pas dû.
Outre cette séquence, l’idée était de toujours taper sur le même clou, taper sur cette chose qu’on ne peut pas nommer, un miracle non partageable, hors de la vie, hors de tout, qui est ce mystère de l’attraction entre deux corps, qui n’appartient qu’à deux personnes. On a essayé de faire en sorte que cette attraction gangrène en quelque sorte le personnage du juge d’instruction.
Ce qui me touche beaucoup aussi chez Simenon, c’est qu’on est tous des semblables, personne n’est à l’abri, et je trouve ça très honnête chez lui.
Le récit a un tempo très régulier, notamment en ce qui concerne les révélations. Comme un oignon qu’on épluche, pour reprendre une métaphore de Simenon. Néanmoins, le doute subsistera: qui a tué ? Rien n’est certain, même si on comprend bien que Julien est avant tout une victime consentante. Était-ce plus clairement défini dans le roman ?
Beaucoup moins. Dans le roman - qui une fois de plus met vraiment en avant l’autoflagellation - oui, c’est une victime consentante. On a essayé d’enlever ça au maximum.
Je voulais qu’il y ait ce plaisir permanent du doute, au début sur lui, puis sur le fait qu’il est possible que ce ne soit pas elle, non plus, la coupable. Chez Simenon, il y a souvent cette idée que les amants seraient innocents.
En ce qui concerne le rôle de la mère, j’ai appuyé un peu, jusqu’à retourner un plan dans la pharmacie. Au montage, on avait d’abord été trop subtil sur la mère, et on ne comprenait pas ce qui traverse Julien quand il écoute cette « femme aux cheveux rouges ».
Au moment de l’écriture, vous saviez déjà, avec Stéphanie Cléau, que les rôles d’Esther et Julien vous reviendrez à tous les deux ?
Stéphanie a beaucoup adapté de romans pour le théâtre, elle n’est pas du tout une actrice, c’est même l’inverse d’une actrice - se faire prendre en photo, c’est déjà une torture pour elle. Et ça, ça m’intéressait. Cette fille, on ne sait pas qui c’est, elle incarne la menace de l’inconnu(e).
Interprétant moi-même Julien, il était intéressant que ma femme officielle soit également une actrice officielle. Si la maitresse était aussi un visage reconnaissable, ça induirait, comme d’habitude, la rivalité entre deux actrices, ce dont je ne voulais pas.
Et puis il y a ce jeu sur le couple : tu joues mon amant, je joue ta maitresse alors que nous vivons ensemble depuis neuf ans, ça a à voir avec l’innommable, une fois de plus.
A plusieurs reprises, la musique m’a fait penser à Georges Delerue, et notamment le score qu’il avait réalisé pour « La femme d’à côté ». Et c’est à ce moment-là que je me suis rendu compte de la parenté évidente entre les deux films.
Evidemment, j’ai tout de suite pensé à La femme d’à côté. Je savais aussi que Truffaut aimait beaucoup Simenon, et notamment La chambre bleue qu’il connaissait très bien.
C’est en revoyant La femme d’à côté avec Stéphanie qu’il nous est apparu primordial d’enlever le côté « punition » cher à Simenon. C’est à ce niveau-là que La femme d’à côté a été un guide.
Pour en revenir à la musique, au début je n’en voyais pas la nécessité. Elle ne trouvait pas sa place dans le film. Noël Simsolo et Nicolas Saada, à qui j’avais fait lire le scénario, m’ont conforté dans cette idée. Et puis, grâce à La femme d’à côté, grâce aussi à Hitchcock puis à Preminger, est apparu l’idée du lyrisme. Un jour, Stéphanie a passé un disque de Ravel, le Prélude à la nuit de la Rhapsodie espagnole, et là il y avait tout. La musique est donc venue de Ravel, relayée par Bernard Hermann. On a commencé à monter le film avec Ravel et Dimitri Tiomkin : lyrisme et angoisse. Il me fallait du chaud, et là j’ai pensé à Grégoire Hetzel, qui avait déjà fait la musique de Stade de Wimbledon et qui n’a pas peur d’y aller. Il y avait la place pour que la musique prenne en charge cette aspiration, pour les amants, d’y aller ensemble.
Convoquer Bernard Hermann, ce n’est pas innocent. On parlait de Truffaut, et donc d’Hitchcock : « filmer les scènes d’amour comme des scènes de meurtres ». Il y a d’ailleurs cette séquence assez stupéfiante, celle de l’échelle et de la table en verre, où vous vous confrontez à la notion de suspense.
Il y avait ces mots qu’Esther envoie, et notamment ce fameux « A toi ». Comment faire comprendre que cela veut aussi dire « à ton tour de tuer » ?
Dans le roman, il y a exactement ce dialogue-là, cette scène entre les deux époux. Cela se passe à table, il a bu, il s’énerve, et c’est tout. Je cherchais quelque chose, je n’y arrivais pas. Et puis est venu cette histoire de saisons, de décorations de Noël, et là j’ai trouvé. Avec l’aide de la musique de Grégoire, l’angoisse qui sourd.
Vous avez évoqué Hitchcock, Tourneur, Preminger. D’autres repères apparaissent : Chabrol bien sûr (qui a adapté Simenon), et par ricochet, le Fritz Lang de la période américaine, celui de L’invraisemblable vérité.
Oui, Lang, effectivement, notamment dans la séquence du procès. Chabrol, j’avais l’intuition que je n’avais même pas besoin de m’en soucier, ce serait là, forcément – les drames bourgeois, passionnels, la Province. Mais sans la causticité de Chabrol, absente chez Simenon, un écrivain d’une grande tendresse.
La difficulté du procès, c’était d’arriver à ce que le spectateur ne se dise pas qu’il va assister à une résolution, qu’il soit projeté dans des sensations. Et là, c’est Stendhal, Le Rouge et le noir, qui revient et qui m’a énormément aidé - c’est d’ailleurs pour ça que le personnage s’appelle Julien, comme Sorel. Simenon était d’ailleurs un dingue de Stendhal. Il y a un lien évident entre le traitement du procès dans Le Rouge et le noir et l’absence de Tony / Julien durant le procès de La chambre bleue. Ne pas être dans l’espérance d’un coup de théâtre, mais finir vers le haut, de façon romanesque et lyrique. Je voulais que les amants puissent se parler à travers la tapisserie bleue. Le hasard a fait que la tapisserie du tribunal, avec le motif de l’abeille, permettait cela. On a tenté le pari romanesque : ça passe ou ça casse. On s’est dit qu’on pouvait aller jusque-là, que le film pouvait l’accepter.
Entretien, réalisé à Paris, avec Bertrand Loutte, le 8 avril 2014